Lueurs dans les ténèbres

 

À songer qu’au cœur des ténèbres tandis que dans son lit elle reposait les yeux fermés, les lucioles au bord du ruisseau apparaissaient et disparaissaient la nuit durant, sans bruit, dans la confusion de leurs vols sans nombre, cette évocation la plongeait dans un état d’esprit indiciblement romantique ; comme si, cédant au sortilège, son âme se mêlait aux essaims des lucioles, tantôt rasant, tantôt fuyant la surface de l’eau, dans un bercement continu…

Junichirô Tanizaki, Bruine de Neige*, le livre III, chapitre IV

 

La tonalité du chapitre IV de ce roman de Tanizaki est très différente des autres chapitres. Je pourrais l'intituler « Lucioles » comme celui du Dit de Genji, le chef-d’œuvre de Murasaki Shikibu auquel Tanizaki venait de consacrer cinq années pour le traduire en japonais moderne. Il y dépeint les lueurs des lucioles comme des lueurs de résistance dans un univers nocturne. En effet, le roman a été écrit sous la censure militaire japonaise qui accusait l'auteur d’« un inadmissible individualisme » au moment où « la situation militaire ( était ) des plus préoccupantes ».  Ce n’est qu’en 1948 que le roman sera publié.

 

* Editions Gallimard, 1998, traduit par Marc Mécréant

À perte de vue

 

Quand on était entré dans les hautes herbes bordant la rive, juste à la minute subtile où les dernières traces de jour s’engloutissaient dans une nuit d’encre, on avait vu des essaims de lucioles s’envoler des herbes des deux berges vers le mitan du ruisseau en décrivant, à très faible hauteur, des arcs de cercle pareils aux crosses des graminée géantes. Aussi loin que portât le regard, tout au long de la ligne du ruisseau, à perte de vue, jusqu’à l’infini, ce n’était qu’entrecroisement de vols surgis des deux rives.

Bruine de neige, Junichirô Tanizaki

 
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